Tribune : "On ne badine pas avec l'amour"

« On ne badine pas avec l’Amour » d’Alfred de Musset
Par le Théâtre du Héron
Mise en scène : Gaspard Legendre

Nous sommes le mercredi 19 mars 2025 et ce soir, aux abords du théâtre Lucet Langenier, il y a l’atmosphère particulière d’un retour, comme des retrouvailles intimes, personnelles, avec un lieu de culture où défilent les talents les plus divers. Et cette date marque notre histoire îlienne, celle d’une reprise, une sorte de raccommodage, un désir fort de retrouver ce qui se passait antérieurement ; de revivre ces rendez-vous réguliers avec la culture, ce temps d’avant la violence dévastatrice d’un cyclone hors norme qui traversa les terres de sa fureur cataclysmique. Une violence particulièrement rude, mortifère. Mais le Théâtre est immortel. Et ce soir-là, la vie a repris, à la fois irréelle et vraie : ce soir-là, comme une invitation à repenser l’existence, la Compagnie du Héron jouait On ne badine pas avec l’Amour. La plume de Musset allait nous éblouir. Nous étions prêts.
Mais tout de suite, un choc. Un choc esthétique. Et dramatique. Comme un arrêt sur image. La structure qui formait le fond de scène s’est ouverte. Par terre, un corps recroquevillé. Autour, immobiles, dressés comme des statues de cire, les autres personnages. Ils entonnent un chant funèbre. Et c’est magnifique, poignant, surprenant. Exposition coup de poing. Le dénouement nous percute en introduction. Le silence dans la salle est vertigineux. Rosette est morte : la fidèle servante trop naïve, est tombée, sacrifiée, terrassée par l’égoïsme de tous. Poupée de chiffon, elle n’est plus qu’un tas de vêtements, son visage n’apparaît pas. C’est impressionnant, presque fantomatique.
Ce grand paravent qui clôt la perspective de la scène, est composé de quatre pans qui s’ouvrent et se referment, actionnés sur des roulettes, formant l’espace aristocratique d’où le Baron gère et dirige la vie des autres. Les finances : il a été fait Receveur par édit du Roi. Sa propre dynastie : il a prévu, orchestré, le mariage entre son fils Perdican et sa nièce Camille. Il est l’autorité souveraine du Noble sur des Villageois qui ragotent tout en se soumettant.
Le panneau fait barrage, sombre, dans des tons bruns, aux formes enchevêtrées peu discernables, comme le tableau d’un peintre contemporain. Ce décor est protection des privilèges et de l’autorité, mais il s’entrouvre sur les secrets, les complots, les rivalités. Deux hommes d’église, Blazius et Bridaine, se jalousent et dissimulent leur propension à boire et à faire ripaille à la table de leur hôte. Leurs apparitions ne sont que délation et lâches entremissions : ce qu’ils veulent, c’est se goinfrer et remplir le « tonneau » de leurs ventres. Dans le retrait du château, ils vivent pour manger, prosaïquement dévoués à Bacchus, étrangers à toute élévation spirituelle, dans le reniement le plus total de leur ministère.
Le reste de la scène forme une sorte de piste dans laquelle les personnages se rejoignent en franchissant des porches de métal aux angles géométriques. Ces portes étroites qui se font face, auxquelles s’ajoutent des bancs, déterminent un espace où se jouent les scènes les plus fortes, les plus déterminantes. Là Perdican déclare sa flamme à Rosette, faisant fi de l’écart social qui doit les tenir à distance du mariage ; là il joue le jeu dangereux de la séduction auprès de cette jeune fille inexpérimentée. Et c’est encore au cœur de ce cercle qu’il retrouve Camille avec laquelle il met en scène tous les rouages et toutes les ficelles d’une fausse sincérité comme d’une vraie duplicité. Dans la transparence de ce décor qui ouvre à tous les possibles, les âmes se disent, s’explorent, toujours au su et au vu de l’autre qui devrait surtout ne pas y assister. Superbe mise en scène qui jongle avec la dissimulation et la révélation.
Selon un élan terrible, un arbre, que l’on a fabriqué dans un matériau aux reflets d’argent, étire des branches sans feuilles. Tel un squelette, il se déploie sur le vide, forme éteinte de la luxuriance végétale. La vie appartient au passé, au souvenir que les jeunes gens évoquent et refusent tour à tour. Le présent arrête le temps : il est tentative et tentation, mais les protagonistes reculent inéluctablement vers l’impossible, incapables de vivre ensemble l’aventure de leur amour. La nature stylisée, hivernale, glacée, dessine un cadre d’indifférence, à l’opposé de tout romantisme : insensible aux atermoiements de cette passion, elle prend l’apparence de la mort. 
Les lumières aussi élaborent une certaine vision de l’espace. Elles sont ombreuses, diffuses, couvrant les êtres de flou, dans un clair-obscur très étudié où les silhouettes se perdent, ou encore se détachent en gigantisme inquiétant, tel Blazius qui au tout début n’est que stature imposante avant de s’incarner pour annoncer le retour de Perdican sur les terres du Baron. Mais, lorsque les personnages franchissent les seuils de métal, des phares éclairent les planches d’un éclat blanc, scintillant. La robe virginale de Camille prend alors toute sa valeur. Les cœurs se disent, dans une mise à nu qui très vite se recouvre d’un voile de mensonge. Les stratégies de l’amour se croisent et se multiplient. Le dépit amoureux de celui qui utilise la candeur de Rosette pour exalter la jalousie de Camille donne lieu à des duels verbaux. Perdican et sa cousine rivalisent de ruses manipulatrices et de déclarations amoureuses. Le propos de Musset à décrypter les cœurs aimants se double de cruauté ; s’y révèlent la monstruosité de leurs incohérences et leur acharnement orgueilleux à aller jusqu’au bout d’une insoutenable posture. Rosette meurt d’écouter ceux qu’elle découvre aussi dans leur implacable autorité de classe. Les lumières illustrent le déroulement de la pièce ; elles en sont aussi la mise en valeur, comme un discours sur les discours des personnages.
Le Baron se retire en ses appartements pour souffrir comme il se doit de la déconvenue d’avoir à constater que la réalité des autres, même de ses proches, lui échappe totalement. Impuissance et lâcheté. L’aristocrate n’est soucieux que de sa filiation. Il est « Receveur » : il n’agit pas. Décadence de la noblesse aveulie et avilie.
Quant aux Villageois, ils chantent et dansent. La mise en scène s’orne de passages chorégraphiés en fêtes vécues dans l’ombre qui viennent ponctuer d’un folklore inventé les moments de tension. Comme un ancrage dans le terroir, comme un pied-de-nez à ce qui se passe chez les châtelains, comme un « ça ira » qui gronde et se répand. 
Les face-à-face amoureux sont en revanche statiques, vécus dans le rapprochement d’échos intérieurs, quand le son de la voix se modifie et s’altère de respirations partagées. Tout est axé sur cette mise en relief des contrastes. Point n’est besoin de donner une gestuelle qui viendrait souligner les mots : ici c’est l’intériorisation du vécu qui prime, le ressenti de l’émotion. Les corps immobiles, rapprochés à l’extrême, ne sont que manifestation possible de la situation amoureuse ; le sentiment est souffle, la voix s’amplifie d’arrière-plan, l’intime est à son maximum. 
Dès lors, les accords a cappella et les déplacements entraînants des Paysans sont moments de respiration et de soulagement : la vie continue, ailleurs, autrement. De même, les dérives dénonciatrices des deux « B » ou encore la psychorigidité de Dame Pluche, duègne attachée aux pas de Camille, libèrent chez le spectateur un peu de rire. Bravo pour cette belle partition qui tisse de multiples contrastes et y brode une signature aussi originale qu’intéressante.
Cette pièce de Musset mérite, et a obtenu ici, une grande écoute. L’analyse psychologique des personnages qui s’étudient, se définissent, se dévoilent, est particulièrement profonde. L’anticléricalisme de l’auteur est porté à son comble dans la description des sœurs emprisonnées au couvent, desséchées de frustrations et rancies dans le regret. Une pièce audacieuse s’il en est.
Les applaudissements ont été nourris, allant crescendo. Le dénouement est brutal : « Elle est morte. Adieu Perdican ». C’est sans concession. Il nous a fallu quelques secondes pour nous relever et du contenu et de cette relecture de Musset. C’est tellement élégant. Puissant aussi. 
Nous avons la chance de recevoir régulièrement sur nos scènes les comédiens du Théâtre du Héron et de lire, au-delà des textes, un travail de mise en scène particulièrement prenant, différent, qui nous surprend et nous séduit à chaque fois. Bravo pour ce superbe moment de grande représentation !
Nous avons la chance de vous connaître, vous les Comédiens, et vous Monsieur Gaspard Legendre. Merci ! Chacune de vos venues dans notre île est un événement attendu. Et une rencontre heureuse.
On se reverra. Nous vous retrouverons. Déjà nous y pensons. 
A très vite de nouveau parmi nous !
                                    Halima Grimal

Galerie photo

On ne badine pas avec l'amour
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